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Urbain Gohier Tous les tumultes du siècle

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Dans l’actuel débat d’idées suscité par la prise de position des jeunes frontistes « ni droite, ni gauche », où pourrait-on situer un polémiste comme Urbain Gohier ? Tout à la fois à l’extrême gauche selon les uns et à l’extrême droite selon les autres.

Son itinéraire est particulièrement révélateur d’un esprit tellement libre qu’il ne pouvait que heurter les gardiens sourcilleux de toutes les vérités et de toutes les valeurs prétendument établies. Il aborda l’établissement de son temps avec une méfiance envers les idéologues qui tournait vite à la haine. On a prétendu qu’il était « anti-tout », ce qui rendait au moins hommage à son indépendance absolue. Il collectionna les adversaires avec une telle constance que les directeurs de journaux, effrayés à l’idée de perdre leur clientèle, lui offrirent rarement une tribune digne de son superbe talent.

Il fut mêlé à toutes les grandes querelles de son temps, sans être jamais un homme de parti. On ne peut le classer, tant il échappait à toutes les catégories dans lesquelles il convient de ranger les intellectuels mobilisés par les querelles de leur siècle. Patriote mais antimilitariste, dreyfusard (et avec quelle fougue) mais antisémite, socialiste mais antisyndicaliste, il fut au fond un inclassable anarchiste. Mais un anarchiste à la recherche d’un ordre débarrassé de la tyrannie de l’argent-roi. À quatre-vingts ans, il continuait à batailler, la plume à la main. Et c’est sur une civière qu’il comparut en justice pour la dernière fois !

Celui qui fut mêlé — et à une des premières places — aux grandes batailles idéologiques de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe serait à jamais inconnu sans le beau portrait qu’en trace Pierre Dominique dans son essai sur Les Polémistes français depuis 1789. On peut y ajouter la notice que lui consacre Henry Coston dans le premier tome de son Dictionnaire de la politique française. Si certains se sont, une fois pour toutes, ralliés à un parti bien arrêté, au risque de l’immobilisme et surtout du sectarisme, d’autres ont, au contraire, vagabondé au gré des circonstances, selon les seuls impératifs de leur conscience et l’idée très haute qu’ils se faisaient du métier de journaliste et d’écrivain.

La noblesse d’Urbain Gohier réside avant tout dans son caractère entier et dans son désintéressement total.

Il a lui-même tracé, à l’attention de ses cadets, ce qui ressemble fort à un autoportrait :

« Il est fort, l’homme qui dispose de quelques millions, mais il est redoutable l’homme qui n’a pas de besoins, qui n’a pas de liens, qui n’a pas de crainte et qui garde une âme ferme, une pensée lucide, l’œil juste et la main prompte. Restez pauvre. »

Lui-même en a donné l’exemple.

Né Urbain Degoulet, à Versailles le 17 décembre 1862, ce fils de paysans perd ses parents alors qu’il est encore très jeune et il est recueilli par un M. Gohier qui va lui donner et son nom et sa chance.

Il fait de solides études au collège Stanislas et y reviendra comme professeur. Il enseignera aussi à l’École de Saint-Cyr. Il apparaît comme une sorte de surdoué, réussissant aussi bien en droit qu’en lettres ou en histoire.

Dispensé du service militaire comme soutien de famille, il s’engage pourtant dans la cavalerie. Une grave chute de cheval le rend à la vie civile. Il devient avocat et surtout journaliste.

Il s’est trop frotté aux ecclésiastiques comme aux militaires pour ne pas attaquer, avec une rare violence, l’Armée et l’Église, alors piliers incontournables du monde des « bien-pensants ».

Lui, il se sentirait plutôt du côté des Communards et des mécréants.

Il fait ses premières armes dans une feuille… royaliste. Un directeur, pourtant monarchiste — orléaniste, il est vrai — trouve que ce révolutionnaire a bien du talent.

Sa collaboration au très conservateur Soleil va lui permettre d’appliquer une idée qui lui est chère : « Le journal est un mur sur lequel je colle mon affiche. »

Ses campagnes sont vite célèbres et se poursuivent par des livres aux titres éloquents : Contre l’argent, ce qui restera une des constantes de son attitude, L’armée contre la nation, La Fin d’un régime, Les Prétoriens et la Congrégation, Le Nouveau Pacte de famine, Gardons la France aux Français et une dizaine d’autres.

L’affaire Dreyfus sera la grande époque de sa vie de polémiste. Il a une trentaine d’années et des idées sans nuance. Il croit à l’innocence du capitaine et le défend avec fougue.

« Avant que la bataille actuelle fut engagée, écrit cet insolite dreyfusard, l’antisémitisme faisait œuvre utile… en attaquant les grosses fortunes juives. Il frayait les voies à la Révolution dans les milieux les plus réfractaires. »

Car il est avant tout contre le système capitaliste et la bourgeoisie au pouvoir : « L’Ancien Régime subsiste à peu près intact, sous un décor différent. À la place de la pauvre Bastille abattue, vingt Bastilles, cent Bastilles se dressent, plus redoutables. La liberté, la fortune, la vie, l’honneur des citoyens sont à la merci des fantaisies administratives, policières, judiciaires, militaires […]. La fortune de la France est au pillage et la banqueroute aussi proche qu’à la veille des États généraux […]. La Révolution n’est pas à refaire ; elle n’a pas été faite ; elle est à faire. »

Après quinze années au Soleil, il rejoint L’Aurore, plus proche de sa sensibilité. Mais Clemenceau le jalouse, tant il se révèle étincelant polémiste, multipliant les duels, les procès, les polémiques. Quel personnage ! Il cultive une fine et nerveuse silhouette de mousquetaire, avec des petits yeux sombres et pétillants de colère et une moustache hérissée de chat en colère.

Le journal où il travaille vendu, Gohier n’a plus de tribune. Il tente de lancer un hebdomadaire qui n’aura qu’une demi-douzaine de numéros. Puis il rédige à lui seul Le Cri de Paris. En compagnie de Gustave Hervé - qui suivra un itinéraire assez parallèle au sien - il se retrouve devant une cour d’assises pour avoir cosigné une affiche ultra-pacifiste.

Il collabore à différents quotidiens comme Le Matin, L’Intransigeant et surtout L’Œuvre. Il lance, avec son ami Jean Drault, un pamphlet hebdomadaire La Vieille France, dont les polémiques avec L’Action française sont retentissantes.

À ceux qui lui reprochent de ne pas très bien distinguer sa gauche de sa droite, il répond avec superbe :

« Je n’ai pas changé. Ce sont mes voisins qui ont changé : car les hommes changent à mesure qu’ils approchent du pouvoir… N’ayant point de coterie, n’ayant avec personne une communauté de calculs et d’intérêts, je me suis trouvé simplement le compagnon de ceux qui, à tel ou tel moment, soutenaient les idées que j’ai toujours soutenues. »

Il refusera toute sa vie de devenir député, d’entrer dans la franc-maçonnerie, d’abdiquer quoi que ce soit : « Aucune puissance ne m’aura séduit, intimidé, abattu, ni acheté. »

Ses ennemis ont décidé de « l’enterrer vivant » et son nom disparaît entre les deux guerres.

Pendant l’Occupation, il collabore à Je suis partout et au Pilori. Il est arrêté lors de l’épuration. Le tribunal exceptionnel du Cher se transporte à Sancerre pour le juger, car il est intransportable. Il meurt peu après, chez sa sœur qui l’a recueilli, à Saint-Satur, le 29 juin 1951, dans sa quatre-vingt-dizième année. Toujours pauvre, toujours rebelle, toujours indomptable.

Jean Mabire.