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Valéry Larbaud Humaniste, provincial, européen

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

On fait à Valéry Larbaud une fort mauvaise réputation. D’abord, celle de ne pas être populaire, alors que peu écrivent un français aussi limpide. Ensuite, d’être dépassé, alors qu’il fut précurseur inégalé. Enfin, de ne montrer que peu d’intérêt pour les événements de son temps, alors que toute son œuvre témoigne d’un attachement lucide aux valeurs de notre monde, à commencer par la nostalgie et la quête du bonheur.

Cet auteur, que d’aucuns enferment dans les bornes du confidentiel, si ce n’est du démodé, réussit à étrangement traverser l’épreuve du temps. On le qualifia, peut-être hâtivement, « de droite », parce qu’il s’attachait avec passion à cette langue française célébrée jadis par un Rivarol. Nul ne fut plus français que ce natif du Bourbonnais, inféodé à sa province plus qu’à une nation, dont il réprouvait, justement, le nationalisme, dans ce qu’il peut avoir d’étroit et de replié sur lui-même. On lui reprocha de se dire européen à une époque où ce n’était pas encore à la mode mais où l’idée d’Europe n’apparaissait pas souillée par les politiciens, les négociants, les banquiers, les fonctionnaires internationaux et surtout les ignorants de toutes les diversités d’un univers aux mille facettes.

Si Larbaud fut, effectivement, le prototype de l’écrivain cosmopolite, il faut bien reconnaître que le terme signifiait alors exactement le contraire de ce qu’on lui fait dire aujourd’hui.

Familier de plusieurs cultures de notre continent, il les additionnait et les multipliait, sans en dédaigner aucune, et ne songeait certes pas à en opérer la fusion.

De tous les qualificatifs que l’on attribue à cet écrivain, il convient peut-être de placer en premier celui de « vichyssois ». Il est né dans cette sous-préfecture de l’Allier le 29 août 1881 et il y est mort le 2 février 1957 ; il restera toujours très marqué par le fait d’être le fils unique du pharmacien, Nicolas Larbaud, surtout connu pour avoir donné son nom à une source thermale : Larbaud-Saint-Yorre. Le potard y gagnera une petite fortune et une plaque de rue à son nom.

Ce père disparut alors que Valéry était encore enfant ; le fils grandira sous l’influence d’une mère autoritaire.

Placé très jeune pensionnaire au collège de Sainte-Barbe-des-Champs à Fontenay-aux-Roses, il a pour camarades de jeunes Américains du Sud, ce qui lui ouvre de singulières fenêtres sur le monde. À seize ans, il découvre l’Allemagne et même la Russie.

Bachelier, sorbonnard, licencié ès lettres, spécialiste du français médiéval, il possède une fantastique culture classique, qui fera de lui un humaniste comme la Renaissance les aimait. Cette familiarité éblouie avec le latin et le grec est relayée par un goût des voyages et de la découverte qui va le mener très jeune de l’Espagne à la Suède, en passant par l’Italie et surtout l’Angleterre, où il fait de longs séjours.

Remarquable traducteur, il écrira même parfois directement en anglais — ne serait-ce que dans le but de soustraire les passages les plus intimes de son journal personnel à la curiosité de sa mère.

L’héritage paternel lui permettrait de mener la vie d’un riche oisif. Il préfère celle d’un écrivain amateur, dans le sens le plus fort de cet adjectif. Il écrit pour son plaisir. Que ce soit aussi pour le nôtre, il n’en a cure, se contentant de modestes tirages et d’admirateurs choisis.

Il se réclame tout naturellement de la Nouvelle Revue française où officient Jacques Rivière et André Gide.

Érudit sans pédanterie, traducteur sans traîtrise, poète sans grandiloquence, il semble bien avoir tous les dons et de n’en point tirer ni vanité, ni commerce, ni tapage. Il sait aussi prendre son temps : il commence son roman Fermina Marquez en 1906, le termine en 1909 et le publie en 1911.

Cette rencontre d’une belle péruvienne et d’un adolescent prisonnier de quelque collège jésuite est une admirable analyse des émois de l’amour dans un cœur adolescent. Comment conquérir la troublante étrangère si on n’affecte pas une âme conquérante ? Le potache lui fait part de son projet : restaurer un jour l’admirable empire universel de la Rome antique » !

Deux ans plus tard, Valéry Larbaud publie son livre le plus connu, au point qu’on a voulu le confondre avec le personnage qui donne son titre à l’ouvrage : A. O. Bamabooth. À travers le portrait d’un milliardaire sud-américain, encore plus observateur que voyageur, il analyse des sentiments délicats : la ferveur, la solitude, la curiosité. Une fois encore, c’est le style qui emporte l’adhésion du lecteur.

La singularité de ce romancier est d’être à la fois très concerné par son œuvre et très détaché.

Il a désormais parfaitement mis au point le ton qui sera le sien et que l’on retrouve dans les trois nouvelles du recueil Amants, heureux amants. Il y parachève sa manière jusqu’à sembler se pasticher lui-même, expérience qu’il renouvellera dans un autre recueil, dont le titre, Enfantines, dit bien sa volonté de ne jamais rompre avec un âge qui n’a cessé de l’obséder.

Parvenu au sommet de son art, il publie de courts choix de textes, nouvelles, critiques, notules. Cela donne Jaune, bleu, blanc (les tons qu’il voulait pour drapeau) ou Aux couleurs de Rome, où il n’est pas question que de l’Italie : le Portugal, parfois si britannique, fascine aussi ce familier de Butler et de Joyce.

Paul Morand et Jean Giraudoux le choisiront pour maître.

Tous les lettrés connaissent ses recueils de jugements littéraires, auxquels il donne un beau titre : Ce vice impuni, la lecture.

On connaît moins — et on a bien tort — le plus étrange de ses livres : Allen, qui emprunte son titre à une devise de l’ordre de l’Écu d’Or, fondé au Moyen-Âge par le duc Louis II de Bourbon.

Larbaud va d’ailleurs demeurer toute sa vie fidèle à son Bourbonnais. Il en célèbre le Connétable, considéré comme un traître par les Français pour avoir mis son épée au service de Charles Quint — et non de François Ier.

Il va même souhaiter, pour sa patrie, « un statut d’État confédéré » !

« Il me disait regretter que cette belle province ne fut pas autonome avec, comme duc, le comte de Bourbon-Busset », racontera Constantin-Weyer.

Ce sentiment fort particulariste n’empêche pas son attachement à une langue française, qu’il sait à la fois aristocratique et plébéienne :

« Cela semble quelque peu insolite d’entendre ainsi employer par des paysans, des ouvriers, une langue qu’on est venu à considérer comme une langue littéraire, comme un moyen d’expression artistique. Les rapports entre le langage populaire et la langue écrite : exactement les rapports entre le corps et l’esprit l’un ne peut vivre sans l’autre. »

Certes, « il ne fait pas de politique », mais il récuse d’instinct ce qu’il croit devoir rejeter : « La Majorité écrasante, la Voix du Peuple, l’Homme Normal des aliénistes, n’ayant que les passions qu’on doit avoir, chacune en son temps : christianisme au IVe siècle, patriotisme avant-hier, socialisme hier matin, et l’amour sans phrases et sans art, et même un goût modéré pour la modération ».

Enraciné, il se dit aussi cosmopolite. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas de se fondre dans quelque magma informe, mais, au contraire, de célébrer les cultures et les particularismes de tous les peuples d’Europe, cette Europe qu’il considère pourtant comme « une et indivisible ».

Ce n’est pas chez lui figure de rhétorique, mais prise de conscience de la réalité des patries charnelles d’un continent appelé, ce qui était pour lui la honte suprême, à s’entre-déchirer au XXe siècle au cours de deux guerres civiles.

Il a vécu en marge de la première. Quant à la seconde, elle le trouve paralysé, confiné chez lui par une attaque d’hémiplégie qui date de 1935 et dont il ne sera délivré que par la mort, vingt-deux ans plus tard.

Jacques Benoist-Méchin, qui l’admirait fort, le nommait : « le rénovateur de notre sensibilité ».

Jean Mabire.