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Victor Margueritte « Pornographe » et « prophète »

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Il a eu finalement bien de la chance de mourir le 23 mars 1942, à soixante-seize ans, solitaire et aveugle, assez oublié du monde politique et littéraire. Une tonitruante Lettre au Maréchal, publiée un an auparavant dans un quotidien parisien, L’Œuvre de son jeune ami Marcel Déat, lui aurait sans doute valu de connaître les rigueurs d’une épuration impitoyable. Les patriotes auraient dit qu’il l’avait bien méritée par son indéfectible parti-pris pro-allemand entre les deux guerres ; les cocardiers se seraient réjouis de la mise hors d’état de nuire de ce défenseur du « pacifisme intégral » ; les bien-pensants auraient vu sans déplaisir emprisonné l’auteur scandaleux de La Garçonne, le chantre du féminisme et du naturisme, l’homme que tous les bigots hypocrites considéraient comme un cochon, parce qu’il fut l’inlassable prédicateur d’une croisade émancipatrice heurtant les mœurs de son époque. Victor Margueritte, qui se faisait une conception aristocratique de son métier d’écrivain, est aussi resté toute sa vie un militant, homme de toutes les contradictions, mais aussi de tous les courages.

Pieds-noirs d’origine lorraine, fils d’un colonel commandant le 1er régiment de chasseurs d’Afrique treize fois cité au cours de trente-deux campagnes, et qui sera tué en 1870 en chargeant les Prussiens à la tête de sa division de cavalerie, les deux fils Margueritte (Paul, né le 1er février 1860 à Laghouat, et Victor, né le 1er décembre 1866 à Blida) sont élevés sous le signe du sabre. Mais aussi de la plume : leur mère est la cousine germaine du grand poète Stéphane Mallarmé.

Le cadet, après quelques mois de bohème à Paris, s’engage dans l’armée comme simple spahi. Il s’y montre si bonne recrue qu’on le retrouve dix ans plus tard sémillant lieutenant de dragons.

Il démissionne cependant et, à trente ans, commence une carrière littéraire, en totale communion avec son aîné. De cette collaboration naît d’abord un très grand roman sur la guerre de 1870-71, dont les quatre tomes : Le Désastre, Les Tronçons du glaive, Les Braves Gens et La Commune, peuvent se lire encore, d’autant qu’ils sont bourrés d’anecdotes et d’un style beaucoup plus moderne qu’on l’imaginerait pour avoir été publiés aux alentours de l’année 1900.

Les deux frères deviendront des « notables des lettres », mais finiront par se brouiller. Paul mourra, prématurément, à la fin de l’année 1918. Victor l’a vite écrasé d’une personnalité littéraire et intellectuelle plus riche. Il a même fait, dès 1908, une entrée dans la vie politique, en créant la Ligue républicaine d’action nationale qui s’adresse surtout aux officiers et veut les grouper « contre le fléau clérical et royaliste », attaquant sur sa gauche la Ligue des Droits de l’homme et sur sa droite la Ligue d’Action française. Vaste programme et échec retentissant !

Se spécialisant dans les sujets scabreux dont il prétend tirer une morale sociale, Victor Margueritte connaît un premier grand succès avec son roman Prostituée, qui dénonce les mœurs corrompues de la Belle Époque. Les pudibonds lui reprochent vite de les décrire avec beaucoup de précision, afin de les dénoncer avec plus de violence !

Le triomphe viendra avec La Garçonne, qui évoque, selon le même procédé, les mœurs encore plus débridées des Années folles : 300 000 exemplaires vendus l’année de la parution, en 1922, alors que le livre est sorti au mois de juillet. Quatre ans plus tard, on en sera à 600 000 exemplaires !

Victor Margueritte risque des poursuites judiciaires. Finalement, on se contente de le priver de sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur.

Aujourd’hui, ces « cochonneries » paraissent bien timides. Seulement, en dévoilant un nouveau type de jeune femme, totalement dépourvue de la notion du mal en matière sexuelle, il a fait œuvre de prophète, annonçant une inéluctable évolution des mœurs. Il corrige ce qu’elle peut avoir d’équivoque par un constant appel à la nature, qui fait que ses livres sont infiniment moins malsains qu’Histoire d’O, par exemple. Ils sont aussi moins bien écrits, car ce qui a le plus vieilli chez Victor Margueritte, c’est son style, que l’on retrouve dans une soixantaine d’ouvrages, totalisant au moins trois millions d’exemplaires vendus.

Le cadet des frères Margueritte serait sans doute bien oublié s’il ne s’était obstiné, au lendemain du traité de Versailles, d’en dénoncer les injustices. Il écrira une bonne demi-douzaine de livres en ce sens, notamment Au bord du gouffre, Les Criminels ou La Patrie humaine, prenant la tête du mouvement que l’on nomme « révisionniste », qui refuse la thèse des Alliés sur la culpabilité unilatérale de l’Allemagne en 1914. Il fonde la revue Évolution, qui recevra indéniablement une aide financière du ministère des Affaires étrangères de la République de Weimar. Pratique courante à l’époque, où d’autres organismes de presse sont subventionnés par Londres ou par Moscou.

Ses idées provoquent d’autant plus de scandale qu’il se fait, parallèlement, l’apôtre de la maternité volontaire, attirant toutes les foudres sur sa tête : il publie au même moment Guerre à la guerre et Ton corps est à toi !

Quand Hitler devient chancelier, il ne cesse pas ses campagnes. Antifasciste mais germanophile, il devient la figure de proue des pacifistes intégraux, comme le philosophe Alain, le romancier Giono ou le militant anarchiste Lecoin.

Cela le mène derrière Laval, en 1940.

Aujourd’hui où certains prétendent nier que la Collaboration fut d’abord le fait à Paris d’hommes de gauche (contre les hommes de droite de Vichy) la trajectoire de Victor Margueritte apporte un nouveau démenti par les faits.

Il a perdu la vue, mais il bataille encore et dicte sa Lettre au Maréchal toute vibrante de passion : « [Le peuple] n’entend pas que la Révolution nationale muée en réaction nationaliste aboutisse sous le signe de la crosse et de l’épée à la restauration des privilèges royaux, au cul-de-sac du passé… Escorté d’une idolâtrie, vous êtes aujourd’hui l’homme-drapeau, que dis-je, l’homme-Dieu. Nous vous adjurons de ne pas devenir, aux mains des éternels intrigants, un homme de paille. »

Quelle trajectoire pour l’ancien fils du héros de Sedan. Et quelle vitalité !

Jean Mabire.