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William Butler Yeats La parole de son peuple

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

À l’heure où les eurocrates défigurent l’Europe comme les énarques — de droite ou de gauche — dissolvent la France, il est plus que jamais nécessaire de rappeler que ce sont les poètes qui éveillent les peuples, bâtissent les nations, rassemblent les empires. « Sans vision, le peuple périt », affirme l’Écriture. Que serait donc une politique qui ne serait pas fondée sur la culture, réalité de chair et de sang ? La mission de l’écrivain n’est-elle pas tout à la fois de conserver le patrimoine et de l’enrichir ? En un mot, de projeter le passé vers l’avenir, par la seule magie du verbe fondateur. S’il fut un homme qui avait compris cette loi éternelle, c’est bien William Butler Yeats. Irlandais d’origine comme de volonté, il fut, voici un siècle, l’inlassable animateur du Théâtre de l’Abbaye de Dublin, bastion spirituel du moderne nationalisme en la verte terre d’Erin.

Plus que d’autres, sans doute, les Celtes, relégués à l’extrême-ouest de notre monde, sont sensibles à ces voix solitaires témoignant que l’héritage peut encore, peut toujours, être sauvé. C’est une question de lucidité et de courage. Alors surgissent les héros, prêts à suivre l’exemple des rois et des druides des temps merveilleux. Même s’il s’est exprimé — superbement — dans la langue anglaise, Yeats n’en est pas moins le successeur inspiré de Merlin, enchanteur et prophète, seul capable de tirer nos peuples du sommeil et du néant.

Comme beaucoup de chantres du nationalisme le plus résolu, ce poète n’a pas vécu à l’écart du monde étranger et de l’universel. C’est par le contact avec d’autres sensibilités qu’il a ressenti, dans toute sa plénitude superbe, sa différence.

Nulle terre n’est semblable à une autre ; nul peuple n’est pareil à un autre. Seule la diversité est fondatrice. Si Yeats est un grand écrivain européen — prix Nobel au moment même où sa patrie parvenait à une indépendance à laquelle il avait spirituellement tant contribué — il reste, d’abord et avant tout, un auteur irlandais, héritier conscient d’une très longue tradition lyrique.

Né dans un faubourg de Dublin, le 13 juin 1865, il appartient à une famille d’artistes. Son père est un peintre connu. Sa mère est issue d’une lignée d’armateurs du port de Sligo, réputée pour son originalité.

Il passe sa première enfance sur la baie de Donegal, dans un paysage hanté par les fées et qu’il nommera lui-même « le crépuscule celtique », contrée magique où voisinent Ossian et saint Patrick…

Très jeune, il doit partir pour Londres. Dans la capitale de l’impérialisme britannique, il se forge une âme de patriote et de rebelle, tout en s’imprégnant du génie d’une langue qu’il va superbement illustrer.

Il a déjà une quinzaine d’années quand il retrouve enfin l’Irlande et ne tarde pas à entrer à l’École des Beaux-Arts, par tradition familiale.

Ses premiers écrits témoignent d’un attrait pour le symbolisme solaire et lunaire, donnant aux « mots de sa tribu » une résonance, une suggestion, une profondeur qu’ils n’avaient pas encore.

Passionné tout à la fois par la poésie et l’occultisme, il ne tarde pas à délaisser la peinture pour la littérature. Son inspiration est fougueusement celtique et irlandaise. Il se veut le successeur de tous les grands lyriques qui ont donné à sa patrie conscience de son identité. Il dépasse rapidement le maniérisme des auteurs « fin de siècle » pour retrouver la véritable source de l’art populaire : la Nature participe à la vie quotidienne avec une force rarement atteinte. Ainsi inspire-t-elle Le Vent dans les roseaux, un de ses premiers recueils de poèmes.

Avec Lady Gregory et Edward Martyn, il va alors fonder une institution appelée à devenir le haut lieu de la renaissance culturelle de son peuple, prélude indispensable à sa renaissance politique. Ce sera l'Abbey Theatre, le théâtre de l’Abbaye, de Dublin.

L’aventure commence véritablement en 1902 quand est jouée la pièce de Yeats, Cathleen ni Houlihan, puissante allégorie d’où la propagande n’est pas exclue. L’action se déroule en 1798, l’année du soulèvement des Irlandais-Unis contre les Anglais. Le dramaturge fait l’apologie de l’héroïsme et de l’esprit de sacrifice, sans oublier le merveilleux, inséparable de l’âme de son pays.

Il n’hésitera pas cependant à rompre avec certaines traditions réductrices, qui voudraient enfermer l’identité irlandaise dans la seule langue gaélique et la seule foi catholique. Il entend renouer avec les vieux mythes et tout l’imaginaire païen des âges tumultueux. On le considère souvent comme un provocateur. Mais n’est-ce pas le rôle même du poète dans la cité ?

Sa passion pour l’Irlande des origines éclate dans le cycle de Cuchulain, le grand héros légendaire.

Marié peu après le soulèvement avorté de 1916, auquel avaient participé plusieurs comédiens du Théâtre de l’Abbaye, il se retire avec son fils et sa fille dans une tour solitaire, bâtie sur un des rivages les plus tragiques de son pays natal. Il fait alors figure de grand poète national, multipliant œuvres lyriques et expériences spirites en compagnie de son épouse, qui partage ses passions et se révèle véritable médium.

Il ne se tient pourtant pas à l’écart du vaste monde.

Il s’était passionné, dans sa jeunesse, pour le socialisme, tout en exaltant le rôle de l’aristocratie, dans la grande confrontation des héros et de leur peuple.

Sénateur de l’État libre, dès 1922, protestant résolument attaché à la religion réformée, partisan de Michaël Collins contre les extrémistes du Sinn Fein, il salue la Marche sur Rome de Mussolini et écrit alors : « L’Irlande qui réagit au désordre actuel tourne ses regards vers l’Italie individualiste. »

Adversaire absolu du matérialisme, il rejette tout autant le communisme que le libéralisme et se passionne pour les écrits de philosophes politiques comme l’Italien Giovanni Gentile ou l’Allemand Oswald Spengler.

En 1933, alors que l’extrémiste républicain Eamon de Valera arrive au pouvoir, le poète n’hésite pas à rencontrer le général O’Duffy, le chef des Blue Shirts, les Chemises bleues, qui veulent instaurer un fascisme à l’irlandaise. Il écrit même pour les hommes de ces formations paramilitaires trois chants de marche.

La guerre d’Espagne va radicaliser ses positions, tandis que plusieurs de ses compatriotes s’engagent pour combattre dans les rangs républicains, comme Frank Ryan, ou dans les rangs nationalistes comme O’Duffy lui-même.

Cependant, Yeats reste avant tout, comme tous les grands poètes, un solitaire, hanté par une sorte de dimension magique, qui dépasse de beaucoup la littérature. Ne déclarait-il pas à la journaliste française Simone Téry, venue le surprendre dans son ermitage familial, au milieu des années vingt :

« Je crois qu’il y a autour de nous des êtres invisibles qui peuvent se révéler à nous… Pourquoi à côté du subconscient individuel, n’y aurait-il pas un subconscient racial ? Pourquoi quelqu’un de nos ancêtres, un homme des générations disparues, ne parlerait-il pas en nous à travers les siècles ? »

Poète de l’idéalisme le plus absolu, qui avoue croire davantage aux fées qu’en Dieu, il avait affirmé dans un de ses poèmes de jeunesse : « Les vertus gaspillées conquièrent le soleil. » Et il chante « le sang rouge des héros qui seul peut rendre vie au rosier symbolique de l’Irlande ».

C’est pourtant loin de sa terre natale qu’il meurt, à Roquebrune, dans les Alpes-Maritimes, le 28 janvier 1939, quelques mois avant la Seconde Guerre mondiale, dont il avait douloureusement senti l’inéluctable approche comme un suicide de l’Europe.

Jean Mabire.