Aller au contenu principal

William Faulkner Le Sud, le sang et le sol

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Le Sud est à la mode. La télé nous propose, avec Scarlett, une suite ultra-populaire à Autant en emporte le vent et Dominique Venner, sans doute le meilleur historien français de la guerre de Sécession, donne dans son Gettysburg une interprétation fort personnelle d’un conflit qui mit aux prises deux conceptions du monde. C’est une idée que Maurice Bardèche avait déjà exprimée dans Sparte et les sudistes, essai récemment réédité chez Pythéas.

Quant à William Faulkner, dont le deuxième tome des œuvres romanesques paraît dans la bibliothèque de la Pléiade, tandis qu’un album iconographique lui est consacré dans la même collection, il apparaît, plus que jamais, incontournable. Cet auteur éminemment « sudiste » est, pour beaucoup, le plus grand écrivain de notre siècle. Sa souveraineté s’impose, tandis que l’univers qui était le sien, le deep South, - le Sud profond — appartient à un passé qui prend l’ampleur d’un mythe.

Il faut parfois arracher Faulkner à ses admirateurs et plus encore à des critiques qui souvent ne le glorifient que pour mieux le travestir. Les explications psychanalytiques de son œuvre abondent. On signale ses hantises de la cruauté, de l’inceste, du métissage, du péché. On veut à tout prix considérer comme « moderne » cet homme totalement pétri par une tradition exigeante. Il fut à la fois enraciné et puritain, marqué par le Dieu vengeur de la Bible et obsédé par toutes les forces tumultueuses du sang et du sol.

Il est singulier que le plus grand écrivain d’une nation incarnant aujourd’hui dans le monde entier là civilisation marchande, l’idéologie cosmopolite, l’impérialisme culturel, soit un auteur que l’on qualifierait dans le Vieux Monde de « régionaliste » et dont l’univers sentimental se limite au comté fabuleux de Yoknapatawpha, dans le Mississippi. C’est dans cet État qu’il est né, le 25 septembre 1897, et c’est dans cet État qu’il mourra, le 9 juillet 1962.

Peu d’écrivains seront aussi obsédés que lui par les réalités complémentaires du sang et du sol, dont il va faire les deux mythes fondateurs de son œuvre : on n’échappe ni à ses ancêtres, ni à son terroir.

Tous les conflits qu’il va décrire sont en rapport direct avec l’hérédité. Alliances, bâtardises, incestes, viols, lynchages, se déroulent dans un monde insidieusement dominé par les rapports entre les Blancs et les Noirs. Le métissage éventuel constituant, pour les uns comme pour les autres, le problème capital. Tous ses personnages s’expliquent par quelque secret génétique qui détermine, à jamais, leurs rapports.

Certes, Faulkner a évolué au cours des décennies. Partageant bon nombre des préjugés racistes de ses compatriotes du Sud, il finira, sur la fin de sa vie, par passer pour un « negro-lover » ; cela ne l’empêche pas de penser que nul homme ne peut se soustraire à sa race et que les conflits naissent des « péchés » ancestraux.

Ce qui est frappant dans son œuvre, ce n’est pas tant l’antipathie ou la sympathie qu’il réprouve pour les gens de couleur, c’est l’importance qu’il attache, dans tous ses romans, à cette sorte de déterminisme imposé à chacun par son « back-ground » ethnique. S’il éprouve la servitude instituée par les vieux colons, il a tendance à croire que l’esclavage des gènes est encore plus contraignant que celui des maîtres.

Avouons qu’il n’est pas un auteur facile. Il affectionne les phrases interminables, pulvérise la chronologie, accumule les obscurités, mène ses intrigues en spirale et joue de l’ellipse avec une virtuosité quelque peu sadique. Il évoque, il ne décrit pas. C’est vrai des paysages comme des personnages et encore plus de leurs sentiments. À nous de comprendre leur démarche parfois erratique dans un monde où règnent, selon le titre shakespearien de son roman le plus connu, Le Bruit et la Fureur.

Il est des livres d’action, les siens appartiennent au rêve — et souvent au cauchemar. C’est qu’ils émergent d’une fantastique catastrophe qui survint une génération avant sa naissance : la défaite du Sud. Et il mourra l’année précédant le centième anniversaire de la bataille de Gettysburg !

Faulkner appartient à un monde qui a été vaincu et qui va inexorablement disparaître. Dans une guerre fondamentalement idéologique, comme celle qui a opposé le Nord et le Sud au siècle dernier, il ne peut plus y avoir place pour l’univers sentimental des anciens Confédérés. Une conception de vie terrienne et patriarcale est balayée par l’émergence du monde urbain, industriel et mercantile.

Voici un écrivain qui s’explique par une ville qui n’est qu’une grosse bourgade, Oxford dans le Mississippi. À peine plus de six mille habitants. Mais on y trouve l’université de l’État. Le climat impose son rythme. La tradition puritaine imprègne toute la vie familiale et politique. La Bible obsède ces descendants de colons écossais ou irlandais, hantés par l’idée omniprésente du péché, de la faute originelle, de la malédiction attachée à la destinée humaine.

Rien de moins tonique que l’œuvre de Faulkner. Sa passion du sol natal ne se transmue pas en hymne à la terre et à ses fruits. Dans les champs de coton et de maïs règne une implacable malédiction. Le Mississippi coule dans une vallée de larmes.

La chair n’est jamais joyeuse, l’innocence avoisine l’idiotie, l’alcoolisme brûle tout — et l’écrivain lui-même n’échappera pas à cette servitude. L’impuissance, tout autant que la castration, guette les mâles. Les femmes tombent dans la prostitution. L’amour est pourriture.

Revenant d’une guerre qu’il n’a pas eu le temps de faire, l’aspirant pilote Falkner, engagé dans l’aviation canadienne, ajoute une lettre à son nom et devient Faulkner. Son premier roman ne paraît qu’en 1926, alors qu’il va avoir trente ans et appartient par toutes ses fibres à la fameuse « génération perdue » : Monnaie de singe évoque l’amer retour de la guerre et on y boit beaucoup, dès les premières pages.

Infiniment plus ambitieux que cette description de la déchéance d’un grand mutilé de guerre, Sartoris, au-delà de l’évocation du propre arrière-grand-père de l’auteur, héros de la guerre de Sécession, se veut la « saga » d’une famille et même de tout un peuple. Le livre sera conçu comme une tragédie classique.

Faulkner va peu à peu s’imposer un public, d’abord surpris par le côté insolite de son écriture et la violence désespérée de ses romans. Sanctuaire, Tandis que j’agonise ou Lumière d’août trouveront un jour des millions de lecteurs à travers le monde.

À la veille de la guerre, leur auteur est le plus célèbre des écrivains américains. Hollywood s’intéresse à lui. Mais il s’incruste dans son Sud profond, qui est pour lui non pas un décor mais une source.

Chasseur, pêcheur, cavalier, séducteur, il ne veut pas quitter ce monde clos, dont il tire une force panique. Ces liens, charnels, avec la terre n’apaisent certes pas les tourments d’une âme véritablement obsédée par les horreurs de la condition humaine. Certes, il rend les temps modernes responsables de la misère des hommes. Mais la tragédie remonte à bien plus loin. Il revit cette malédiction des dieux antiques, que le calvinisme de ses ancêtres a transmuée en un sentiment d’angoisse, où la culpabilité domine tout amour.

Certes, il croit encore aux qualités ancestrales du vieux Sud : honneur, fidélité, courage, mais il n’a pas d’illusions sur « l’ombre peuplée de fantômes du délicieux et prestigieux passé » et il décèle « une étincelante fatalité semblable au pennon d’argent qui lance au soleil couchant son dernier éclat, au son mourant des cors sur le chemin de Roncevaux. »

Celui qui était conscient de « l’austère héritage de l’orgueil de son sang » est un homme sans espoir : « Les batailles ne se gagnent jamais, écrit-il. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir, et la victoire n’est jamais que l’illusion des philosophes et des sots. »

Jean Mabire.