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Yukio Mishima Le guerrier inassouvi

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Le 25 novembre 1970, le Japonais Kimitaké Hiraoka, plus connu sous son nom de plume et de sabre de Yukio Mishima, accomplissait le geste suprême, celui de choisir sa propre mort.

L’acte que désigne le terme vulgaire de hara-kiri, employé à la place du noble seppuku, met ainsi fin à une carrière littéraire sans précédent au pays du soleil levant et inaugure l’éternelle vie de celui qui se voulut sans doute le dernier Samouraï. Il nous laisse l’image d’un guerrier tout autant que d’un poète. Pourtant, cet homme hors de pair, volontairement disparu à quarante-cinq ans, nous reste étranger par un univers mental profondément incompréhensible à des Européens. Étranger, certes, mais aussi fraternel. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes.

Le grand Kipling a écrit quelque chose du genre : « L’Est est l’Est et l’Ouest est l’Ouest, et jamais ils ne se rencontreront. » Cette expérience qui lui venait de l’Inde est tout aussi vérifiable au Japon. Un personnage comme Mishima, même si on peut trouver plus d’un trait commun entre lui et des Occidentaux comme Barrès, D’Annunzio, Jünger ou Montherlant, n’en appartient pas moins à un autre monde mental que le nôtre.

Il faut avouer que nous avons du mal à saisir l’unité d’une pensée qui mélange une littérature raffinée, salonnarde, pédérastique, toute soumise à l’influence de Cocteau et surtout du Radiguet du Bal du comte d’Orgel, et une dure volonté mystique et guerrière, imprégnée par la morale héroïque du Bushido, ce code d’honneur des anciens samouraïs.

Mishima porte ainsi aux extrêmes le comble de la décadence et du sacrifice. Il est « gendelettre » jusqu’à la coquetterie, provocateur et jouisseur, et en même temps épris de pureté et d’absolu. Ce qui explique qu’il séduise à la fois Marguerite Yourcenar qui lui a consacré un bel essai : Mishima ou la Vision du vide, et des jeunes gens épris d’arts martiaux et de pensée traditionnelle, comme l’Italien Giuseppe Fino, auteur d’un indispensable Mishima, écrivain et guerrier (Guy Trédaniel, éditeur).

On ne saurait rien comprendre à Mishima si l’on ignore qu’il est né en 1925 et qu’il fut, à l’âge de vingt ans, citoyen d’un pays vaincu, en sa chair et en son âme, mais aussi adolescent frustré d’un combat que les circonstances ne lui avaient pas permis de mener lui-même. Toute sa vie, il gardera une « guerre rentrée », dont le trépas rituel pourra seul assouvir la nostalgie. S’y joint un profond goût de la souffrance, qui le conduit à s’identifier à saint Sébastien au torse percé de flèches.

Les explications — à commencer par les marxistes et les freudiennes — n’expliquent rien. Il vaut mieux fouiller dans le passé de la race et découvrir une fraternité évidente avec le samouraï-moine du XVIIIe siècle Yamamoto Jôchô, auteur du fascinant Hagakuré.

Le mot de fanatisme ne saurait convenir et celui de romantisme à peine davantage. On ne peut qu’avoir du mal à traduire les sentiments du jeune Mishima, auteur précoce et d’emblée triomphant, avec Le Bois du plein de la fleur, écrit à moins de vingt ans.

D’une famille de fonctionnaires par son père, mais d’aristocrates par sa mère, il se veut à la fois « antique » et « moderne », pilotant un avion à réaction et parlant plusieurs langues, tout en exaltant le culte du Tenno, l’empereur-dieu, dont il fait le pivot absolu de toute sa conception politico-religieuse.

Élevé par des femmes, amoureux de sa mère, homosexuel avoué, malgré un mariage tardif et la naissance de deux enfants, il a tout mis de lui-même dans cette Confession d’un masque qui est son livre le plus célèbre et marque, en 1949 par un beau scandale, l’entrée en littérature de ce jeune inconnu.

Doué de tous les talents et de tous les goûts, il s’achemine pourtant vers une sorte de solitude hautaine, rompant avec ce qu’il considère comme l’ignominie de son époque, pour rejoindre son univers onirique : le Japon ancestral et, curieusement pour un Oriental, la Grèce éternelle.

Esthète qui terminera son œuvre par une curieuse tétralogie intitulée La Mer de la fertilité, dont il rédige la dernière page au matin même de sa mort, il s’éloigne de son temps en célébrant dans sa pièce Patriotisme (dont on tirera un film) le sacrifice des jeunes officiers putschistes de 1936, qui incarnaient la forme nippone du fascisme le plus extrême.

Cet écrivain qui pose nu pour des magazines où il exhibe pectoraux et biceps, fonde une sorte d’armée privée, la Taté no Kai, c’est-à-dire la Société du bouclier. Dans une ambiance que l’on peut qualifier de wagnérienne, de très jeunes gens prononcent un redoutable serment : « Fidèles à l’esprit de Yamamoto, nous jurons de nous soulever, sabre en main, contre tout ce qui menacerait la culture et la continuité historique de notre patrie. » Ils portent un uniforme et se réclament de l’esprit des kamikazé qui se jetaient avec leur avion contre les navires américains.

Ils sont rapidement une centaine, d’origine plus campagnarde que citadine et d’esprit plus militant qu’intellectuel. Le livre de Mishima Le Soleil et l’Acier est leur bréviaire. Plutôt que le terrorisme, ils préfèrent le geste exemplaire du suicide.

Après s’être adressé aux soldats, fort incrédules, de la Force d’autodéfense, pâle succédané de la vieille armée nippone, Mishima s’ouvre le ventre, pour protester contre le néant spirituel de son pays, voué à la seule prospérité économique. Il sera décapité par son fidèle second Morita, lui-même exécuté à son tour par un camarade. Les autres survivront, sur ordre.

Le poète et le guerrier meurent dans le mépris du marchand.

Jean Mabire.