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Préface aux Souvenirs littéraires de Léon Daudet par Kléber Haedens

Grasset, 1968.

Léon Daudet est un homme si extraordinaire que nous ne pouvons nous faire encore aujourd’hui, plus de vingt-cinq ans après sa mort, qu’une faible idée de son œuvre et de sa vie. Il faudrait allumer un grand feu de mots, à la manière du Rabelais qu’il aimait tant, pour donner la première image de ce qu’il fut. Journaliste, romancier, tribun, polémiste, conférencier, critique, essayiste, biographe, mémorialiste, médecin, député, voyageur, philosophe, etc. Il s’est battu quatorze fois en duel, a vu son fils assassiné, a été jeté en prison, s’est évadé d’une manière à la fois joyeuse et retentissante, a connu l’exil et le retour, les plus grandes joies comme les plus grandes douleurs.

Sur ses contemporains, Léon Daudet a fait une impression étourdissante, comme s’il transportait partout avec lui les fêtes et les flammes. Barrés, le regardant marcher dans la rue à la tête de ses troupes, voit « un homme rayonnant d’audace, de force et de joie, un être venu du fond des âges, couronné de lierre, au milieu des cymbales et des tigres déchaînés ». Bernanos nous le montre dans sa jeunesse « tout étincelant de vie, d’audace, de gourmandise et de génie, avec son teint doré, ses yeux brefs, fulgurants, sa bouche nerveuse, cette voix de cuivre étrangement dominatrice, et tout à coup si caressante, jusqu’au rire pathétique où roule et se prolonge on ne sait quelle plainte secrète »…

De telles images surprennent à notre époque où l’on produit à la machine des séries de petits techniciens pâles et panurgiques. Pierre Dominique n’a pas tort lorsque, dans un précieux Léon Daudet, il présente son personnage comme un homme du XVIe siècle. Il s’agit, dit-il, d’un siècle de langue forte et rude, qui n’est ni fin, ni délicat, ni musqué. « Il pue la sueur et le sang en même temps que les plus puissants des parfums. Il est coloré de couleurs vives. Il attache peu de prix à la durée ouatée de l’existence et vit frénétiquement. » C’est de ce siècle que sort Léon Daudet.

Parmi toutes les figures de l’inoubliable auteur du Voyage de Shakespeare, c’est celle du mémorialiste qui nous retient aujourd’hui. Sa place naturelle se trouve chez les plus grands. Cette proposition nous est agréable, car nous n’avons aucun effort à faire pour la soutenir. Si l’on veut sentir son évidence, il suffit de lire quinze lignes de Léon Daudet.

Proust aimait comparer l’auteur des Souvenirs à celui des Mémoires. Dans son pastiche du Journal des Goncourt il fait dire aux deux frères : « Un jour, un monsieur rendait un immense service à Marcel Proust, qui pour le remercier l’emmenait déjeuner à la campagne. Mais voici qu’en causant, le monsieur, qui n’était autre que Zola, ne voulait absolument pas reconnaître qu’il n’y avait jamais eu en France qu’un écrivain tout à fait grand et dont Saint-Simon seul approchait, et que cet écrivain était Léon. »

Là-dessus on voit Proust gifler Zola et l’envoyer rouler dix pas plus loin. Sans doute s’agit-il là d’un jeu où la part de gaieté est visible. Mais cette gaieté s’épanouit sur, une conviction profonde. Ailleurs Proust qualifie Léon Daudet d’esprit innombrable, « lequel, dit-il, n’est pas qu’un Saint-Simon, mais, entre autres personnages, en est un… ».

La comparaison, dès lors, se développe : « Les ressemblances entre Saint-Simon et Léon Daudet sont nombreuses ; la plus profonde me semble l’alternance, et l’égale réussite, des portraits magnifiquement atroces et des portraits doux, vénérants, nobles ; dans les premiers le tour est elliptique, les mots chargés d’une puissance instable entrent en déflagration d’images irrésistibles, avec une drôlerie immortellement géniale, que la raison ne connaît pas mais dont l’évidence s’impose et s’imposera toujours à quelque chose qui, sans être la raison, est commun à tous les lettrés. »

Alors, comme tous les familiers des Souvenirs, Proust s’amuse à tirer quelques têtes de l’étonnant album, regarde passer en riant Loucheur, Casimir-Perier, Faguet, Judet, d’Avenel, puis s’arrête et contemple rêveusement le portrait du docteur Potain, brillant pour lui comme un Philippe de Champaigne qu’on ne saurait trouver plus pur, plus austère, plus gravement recueilli.

Que désirait Léon Daudet quand il commençait à écrire ses Souvenirs ? Simplement, dit-il, fixer les physionomies de quelques grandes personnalités littéraires, politiques et scientifiques, telles qu'elles lui étaient apparues dans sa très heureuse enfance et sa jeunesse. Il n’a pour dessein que de « divertir un moment ». Faible ambition diront nos longues figures en jetant quelque fumée par les naseaux. Le divertissement est l’entreprise la plus noble, la plus nécessaire et, bien entendu, la plus difficile. C’est même pour cela que tant d’esprits courts feignent de la dédaigner.

Léon Daudet a souvent insisté sur la bonne foi qui lui paraît la première condition de la polémique. « Si vous ne pensez pas fortement ce que vous écrivez, si ce n’est pas votre sincérité et votre réflexion qui parlent, vous n’ébranlez pas l’adversaire et vous perdez votre temps. » S’il a commis des erreurs dans ses Souvenirs, il les a commises de bonne foi. Son livre n’est d’ailleurs pas un pamphlet. La différence entre le mémorialiste et le polémiste est ici considérable. C’est encore Proust qui l’a le mieux marqué.

Catholique ardent, Léon Daudet n’en a pas moins une horreur sacrée de ce qu’il appelle « le style aux yeux baissés et aux mains jointes ». Il ne peut absolument pas supporter l’hypocrisie qu’il considère comme un manque d’intelligence. « Dans certaines fonctions, à une certaine hauteur, j’estime qu’il est niais d’être retors. » Il avance, lui, d’un pas libre et hardi, les yeux grands ouverts, le regard luisant comme un coup d’épée et capable de déchirer jusqu’à l’âme un médiocre ou un coquin.

Aussi ce catholique royaliste fait-il sursauter les tartufes et les conservateurs. Les bien-pensants lui donnent envie de s’en aller, « en les laissant à leurs bonnes pensées, qui sont, en général, de médisance et de crétinerie ». Admirateur de la politique étrangère de la Convention, il déclare préférer cent fois un révolutionnaire convaincu à un libéral. Il accorde beaucoup à la sincérité.

Nous recommandons de ne pas s’effarer devant les portraits « magnifiquement atroces ». Léon Daudet a reçu de quelque fée bretonne le don merveilleux de déceler prestement l’existence d’un pleutre, d’un analphabète ou d’un paltoquet. Il l’arrache aussitôt d’une main de fer à ses décorations et à ses broderies pour le traîner avec un rire énorme dans le brasier de ses images. Léautaud rêvait en mesurant à quel point le simple fait d’écrire devait amuser Léon Daudet. Son style « nous excite à vivre », disait Maurras. Il est passé maître dans l’art de « frapper au bon endroit » ; il a « le trait », disait Claudel. Et Proust sentait, « au-delà de la verve inouïe du récit et de la peinture, l’impression mystérieuse d’une espèce d’âge d’or ».

Bien des pages des Souvenirs ont été écrites à une époque où Léon Daudet, catholique et royaliste, était aussi antisémite. Nous le savons puissamment enclin, non pas à dissimuler ce qu’il pense, mais à faire claquer ses opinions au vent. L’antisémitisme marque donc certains volumes des Souvenirs.

Au moment où paraît le livre de Drumont, qui aura sur lui tant d’influence, Léon Daudet ne sait pas ce que c’est qu’un juif. Il a dix-neuf ans. « La France juive… les juifs… cela ne me représentait pas grand-chose. On disait bien : « Un tel est juif… Les Eugène Manuel sont juifs… Les Hayem sont juifs… Albert Wolff est juif… » Mais ce terme, s’il impliquait une petite distinction, considérée comme religieuse plutôt que comme ethnique, n’avait pas une signification fâcheuse. »

Drumont, La France juive (1886), la fondation de La Libre Parole (1892), tout cela, bientôt compliqué par l’affaire Dreyfus, devait entraîner Léon Daudet dans un courant dont il mettrait longtemps à sortir.

Durant ces années menaçantes le jeune Léon est saisi par une fièvre à laquelle ses élans et ses idées lui interdisent d’échapper. Cependant, même au plus fort de la bataille, il sent le danger et précise jusqu’où il va. Dans les premières pages d’Au temps de Judas, il écrit sans équivoque : « Persécuter Israël serait impolitique et odieux. » Plus tard, il dira que les juifs ne sont pas responsables du désordre où il voit la France. La maçonnerie non plus ne l’effraye guère. Pour lui, le mal tient dans un seul mot : démocratie. Un point c’est tout.

Dans Paris vécu (1930), Léon Daudet déclare avec fermeté qu’il s’est depuis longtemps détaché de l’antisémitisme. « Je ris quand j’apprends que des personnes me croient encore dans le même état moral vis-à-vis des fils de Sem qu’il y a trente ou vingt-cinq ans. » Certaines réflexions, dit-il, l’ont éclairé ainsi que le souvenir de son ami Marcel Schwob qui n’a jamais perdu de son pouvoir. Léon Daudet n’est pas loin de la tendresse lorsqu’il évoque l’auteur du Livre de Monelle et saisit l’éclair de son regard bleu.

« Messieurs, disait Jules Lemaitre, Léon est un lyrique. Nul ne peut en vouloir à un lyrique. » Presque tous ceux qui ont écrit sur Léon Daudet pensent la même chose. Il faut dire que ce lyrique était plus qu’un autre sensible aux dangers qui menaçaient la France et dans la prévision de ces dangers tient toute l’explication de son combat.

Dès 1911 il commence à préparer le livre qu’il intitulera L’Avant-guerre, créant ainsi une formule qui allait entrer dans le langage, mais passant aux yeux des bons moutons de l’époque pour un énergumène qui exagérait. De même, à partir de 1932, il annoncera en vain, d’une manière pourtant renouvelée et précise, le péril de la guerre hitlérienne. « L’Histoire dira comment, ayant permis la conjonction germano-russe, Barthou fut ainsi l’artisan de la nouvelle conflagration qui jettera en 19… les Allemands et les Russes déferlant sur la Pologne puis les premiers, rassurée par leur front d’Orient, sur la France.

Il faut lire le texte intitulé Hitler et l’hitlérisme où se trouve exactement décrite l’invasion de la France par une offensive où « la motorisation et l’aviation » jouent le premier rôle, tandis que la défaite finale de l’Allemagne est annoncée comme « un fait certain » (1935). « Le propre du dictateur, dit Léon Daudet, c’est de s’aveugler sur ses succès et du fait de ses succès. C’est alors qu’on croit dominer le monde qu’on ne domine plus son propre destin. »

La clairvoyance de Léon Daudet se retrouve à chaque page des Souvenirs. Tous les médecins reconnaissent que son tableau des milieux médicaux est, encore aujourd’hui, étonnant de vérité et de vie. Les mœurs et les méthodes sont toujours pareilles et les mêmes hommes semblent se pavaner dans les mêmes décors.

À propos de Charcot, le docteur Saint-Marc écrit : « Quoi qu’il en soit, la postérité a entièrement ratifié le jugement de Daudet. » Sur Potain : « Là encore le jugement de Daudet est remarquable de prescience. » Sur les portraits des autres : « Ils ont été, pour la grande majorité, avalisés par le temps. » Ainsi voyons-nous littéralement revivre, avec leurs grosses têtes, leurs marottes, leurs barbes, leurs diagnostics et leurs couteaux, ces hommes de science illustres et vénérés, dont les œuvres sont tombés en ruine dans un crépuscule d’hôpital.

En littérature, en peinture, en musique, le coup d’œil a la même sûreté. Léon Daudet fait un bruit énorme en faveur de Debussy à la première de Pelléas. Contre Bonnat et les pompiers il défend les impressionnistes. Au début du siècle son choix est vite fait et c’est sans trop de surprise, dans Position politique de l’art d’aujourd’hui, qu’André Breton constate : « M. Léon Daudet, directeur du journal royaliste L’Action française, se plaît à répéter que Picasso est le plus grand peintre vivant. »

La maison d’Alphonse Daudet est un des centres les plus libres et les plus chauds de la vie parisienne. Un médecin vient dîner, c’est Charcot. Un peintre arrive, c’est Renoir. Des écrivains poussent la porte, voici Flaubert, voici Goncourt, voici Tourgueniev, voici Zola. Entre un explorateur, c’est Stanley. Un homme politique, c’est Gambetta. En classe de philosophie, à Louis-le-Grand, Léon Daudet se tourne vers un camarade qui pense aux vieilles légendes françaises, c’est Joseph Bédier. Celui qui rêve, un peu plus loin, c’est Marcel Schwob, et celui qui résiste au professeur, c’est Paul Claudel. Le jour de la distribution des prix, un homme remet à Léon ses récompenses, c’est Renan. Et quand le jeune écrivain se marie pour la première fois, c’est avec Jeanne qui était au pain sec, c’est avec la petite-fille de Victor Hugo.

« La faiblesse de mon enfance et de ma jeunesse, dit Barrès, a été de ne pas connaître d’hommes supérieurs. » Léon Daudet n’aurait pu confier la même plainte. Il a vu de près toutes les illustrations que son époque pouvait lui offrir.

On ne saurait dire que cette entrée dans le monde lui ait monté à la tête. Dans les salons, à l’hôpital, chez les éditeurs, dans les journaux, au théâtre ou au café, comme chez son père, il regarde vivre les hommes sans se laisser impressionner, si peu que ce soit, par leurs dorures.

Un regard et quinze mots lui suffisent pour démasquer un fourbe, tel ce Philippe Burty, critique d’art aux yeux langoureux : « Il était comme une vieille confiseuse embusquée entre des corbeilles de bonbons à la médisance. » Avec Léon Daudet, il n’est pas nécessaire de connaître déjà les gens dont il parle. Un homme parfaitement ignoré de nous entre dans la page et sa voix aussitôt nous frappe, nous sentons son regard sur nos épaules et nous l’entendons respirer.

Cette vitesse, cet entrain, cette explosion des mots ne doivent pas laisser croire à une vision sommaire. Si l’on veut bien examiner de près certains portraits, celui de Charcot par exemple, on les verra pleins de nuances. Une des clés du jugement de Léon Daudet est sa faculté de distinguer ce qui sépare chez un homme sa réputation de sa vérité.

Prenons le grand industriel Paul Ménard dont le portrait est si drôle. Voici la réputation : « Il passait pour un homme de bronze, aimable dans le privé, d’une incroyable rigueur en affaires et en politique. » Mais : « La vérité est qu’il était l’irrésolution en personne, sans avis ferme comme sans initiative dans les petites et les grandes circonstances, et d’une variabilité d’humeur incessante. » D’où quelques déceptions comiques quand on allait « consulter Paul ».

Léon Daudet sait que les grands hommes ne sont pas remarquables en tout et tout le temps, et que tel médecin fameux, dont l’esprit éclaire le siècle dans son art, devient un incroyable niais en politique. Il sait aussi que la roue de la vie tourne et que les sympathies ou les antipathies n’y sont pas toujours à la même place.

« Mon père avait raison de dire qu’embarqués avec nos contemporains dans un même bateau, nous voyions se modifier, d’âge en âge, l’opinion que nous nous étions formée sur eux et où l’humeur tient trop de place. C’est qu’aussi les gens bougent, se transforment, s’améliorent ou empirent, et offrent à l’observateur une série de métamorphoses parallèles, et synchroniques à celles de l’observateur lui-même. »

Donc, les gens bougent. L’homme qui les observe se donne lui-même tout entier au mouvement de la vie. Quel est-il ? Il définit ainsi le fond de son caractère : une aspiration naturelle au lyrisme, à la santé et à la bonne humeur. Vieillir ne le contrarie pas outre mesure. « J’ai revu Londres, inchangée, intacte ; je l’ai parcourue dans tous les sens, à pied et en bus, retrouvant le passé et ma jeunesse à chaque tournant de rue et de square, sans mélancolie, vous pouvez m’en croire, car il faut être un pauvre niais, ou une vieille poétesse, pour s’attendrir sur l’écoulement de sa propre vie. »

Ce catholique se méfie de la littérature chaste et les « spiritualistes » font, à ses yeux, figure de « dindons blêmes ». Ce critique fuit, en littérature, « le peuple effrayant des imbéciles à la mode ». Mais cette mode qu’il condamne, il lui suffit de l’inventer pour en faire une mode qui dure. Ainsi, quand il impose Proust, en 1919, au jury Goncourt, quand il donne, la même année, les deux noms nouveaux qui comptent, avec celui du lauréat, Jean Giraudoux et Valéry Larbaud, quand un peu plus tard il révèle en fanfare les Nuits de Paul Morand, quand chez les Dix il vote, d’ailleurs en vain, pour Apollinaire, pour Chardonne, pour Céline…

À table, son esprit éclate comme son appétit, l’un n’allant pas, selon lui, sans l’autre. On aurait tort de croire qu’il parle tout le temps de politique. « J’ai horreur, dit-il, des discussions politiques dans le privé… » Ce qu’il aime dans la vie ? « Les belles-lettres, les belles femmes, les bonnes blagues, le bon vin, le commerce des gens gais et libres. » La qualité qui l’emporte à ses yeux sur toutes les autres ? Celle d’être compatissant et humain.

Léon Daudet a publié de nombreux récits ou se retrouvent des scènes et des visages de son passé. La série des « prodigieux Souvenirs », comme disait Proust, comprend neuf volumes. Le premier, Fantômes et vivants, fut écrit à la veille de la Grande Guerre. Le dernier, Vingt-neuf mois d’exil, est de 1930. Entre ces deux ouvrages se situent Devant la douleur, L’Entre-deux-guerres, Salons et Journaux, Au temps de Judas, Vers le roi, La Pluie de sang et Député de Paris. C’est dans cette suite incomparable que nous avons choisi les pages qui paraissent ici.

Ce choix, bien entendu, ne saurait remplacer tout. On espère qu’il fera connaître d’un nombreux public quelques-unes des meilleures pages d’un grand écrivain. On espère aussi qu’il poussera de nombreux lecteurs à explorer plus avant l’œuvre de Léon Daudet. Bien des découvertes restent à faire dans les Souvenirs, dans Études et milieux littéraires, dans Quand vivait mon père, dans Paris vécu, dans Le Courrier des Pays-Bas

Dès aujourd’hui pourtant les lecteurs de ce volume vont entrer dans le monde des initiés et faire à leur tour un choix dans ce jeu de figures où l’on voit des traits à la Hogarth ou à la Daumier, mais toujours sortis de l’ombre par les étincelles de la gaieté. Charcot ou Potain, Judet ou Faguet, le dîner chez la princesse Mathilde ou la mort de Victor Hugo, Bruxelles ou Londres, les routes d’Écosse ou les plages de la mer du Nord, la reprise du Roi s’amuse ou la sortie du café Weber par un beau crépuscule de mai.

Il faut dire aussi que Léon Daudet est un admirable voyageur et qu’aucun écrivain français n’a parlé mieux que lui de l’Angleterre. Son intelligence, sa culture bruissante et réveillée, son goût des hommes extraordinaires, des femmes à reflets bleus, de la friture de la Tamise et du théâtre de Shakespeare le conduisent loin dans l’île secrète. Mais, au fond, où qu’il aille c’est la même chose, les ombres retrouvent leurs sueurs et leurs passions, les villes leurs pierres et leurs feuillages, les paroles gelées se dégèlent, les regards sournois ou brûlants encore une fois se croisent et tout un monde vaincu revient vers nous du fond du temps.

Kléber Haedens.