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paul-emile-victor Paul-Émile Victor Vivre son rêve jusqu’au bout

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Le désert des glaces et les atolls du soleil, tels furent les décors inséparables de la mince silhouette de cet éternel jeune homme, disparu le 7 mars 1995, à quatre-vingt-sept ans, après avoir réalisé quelques-uns des rêves les plus forts qui soient au monde.

Nul davantage que lui n’incarna un des plus vieux mythes de notre monde, celui de l’explorateur partant à la découverte d’un univers inconnu, farouchement sauvage et hostile. Au fil des années et des aventures, le garçon qui parcourait à pied le Groenland est devenu un vieux philosophe serein, ayant définitivement mouillé son ancre sur une plage de l’archipel de Bora-Bora.

Entre-temps, il fut le créateur des expéditions polaires françaises, inlassable animateur d’une épopée arctique comme antarctique trop peu connue de nos compatriotes. Il fut aussi un véritable écologiste, tout aussi soucieux de protéger la nature que les peuples qui tentent encore de vivre selon leurs propres lois, des Esquimaux aux Polynésiens. S’il a laissé sur cette terre un fantastique sillage, qui fera encore longtemps rêver la jeunesse, c’est parce qu’il a su transcrire ses expériences dans de nombreux livres.

De 1938, où il publia Boréal et se classa d’emblée parmi les grands de l’aventure, jusqu’en 1981, où il revint sur l’éveil de sa vocation avec La Mansarde, il écrivit une quarantaine de volumes, dans lesquels il se révèle, avec un même bonheur, homme de rêve et homme d’action. Il reste un exemple d’énergie, de ténacité, de courage, un de ces « héros » dont l’absence annonce la mort des nations.

S’il est une terre rude, aux confins de l’Hexagone, c’est bien le Jura, où les vieux Burgondes descendus de leur Scandinavie glaciale s’enracinèrent dans un paysage âpre et franc comme toute la Comté montagneuse et fidèle.

La famille Victor demeurait au début du siècle à Lons-le-Saunier, où le père dirige une fabrique de pipes et de stylos. Mais c’est à Genève, le 28 juin 1907, que naît le futur explorateur. Très jeune, il ressent en lui la vocation de l’aventure. « Je crois, lorsqu’un garçon de quatorze ou quinze ans, comme cela a été mon cas, porte en lui l’idée très nette de ce que sera sa vie, tout ce qu’il entrevoit, tout ce qu’il entreprend est axé dans ce sens. Et si l’on ne parvient pas au but vers lequel on tend, c’est qu’on manque de courage pour s’accrocher et renverser les obstacles qui se lèvent devant soi. »

On ne comprend rien à la vie de Paul-Émile Victor si l’on néglige cette fantastique puissance de la volonté.

Il commence par obtenir un diplôme d’ingénieur à l’École centrale de Lyon. Pourtant, ce scientifique se sent d’abord un littéraire, mais il éprouve le besoin de se donner une discipline. Il entre ensuite à l’École d’hydrographie de Marseille pour devenir officier de la Marchande, après avoir seulement consacré quinze jours à préparer un concours qui exige au moins un an d’étude. Son service militaire dans la Royale terminé, il passe trois ans dans l’usine de son père, comme ouvrier. Enfin, il « monte » à Paris pour préparer un certificat d’ethnologie.

On ne sera pas surpris qu’un tel garçon ait pour écrivain préféré Jack London.

Son héros dans la vie, c’est le docteur Charcot. En 1933, il a vingt-six ans et travaille au Musée de l’homme, il demande « au culot » s’il ne pourrait pas embarquer sur le Pourquoi pas ? et se faire déposer sur la côte du Groenland.

— Entendu, mon petit, je vous emmène, dit Charcot.

Pour sa première expédition, le jeune Victor est accompagné de trois camarades de son âge : Gessain, Perez et Matter. En 1936, avec les mêmes et le Danois Knuth, il traverse la calotte glaciaire du Groenland d’ouest en est. Puis viendra, enfin, le temps de la solitude et de la vie au milieu des Inuits. « J’ai vécu comme un Esquimau parmi les Esquimaux, loin de tout contact blanc et même de toute ambiance blanche. Et cette expérience, qui m’a montré que c’est la seule solution rationnelle du problème des erreurs d’observations ethnologiques, m’a rendu farouchement partisan, pour l’ethnographe, du travail seul, isolé, assimilé dans la population qu’il désire étudier. »

Il va ainsi vivre quatorze mois.

Cette expérience groenlandaise, on la retrouve dans les deux livres qu’il publie chez Grasset : Boréal (La Joie dans la nuit), qui sera suivi de Banquise (Le Jour sans ombre). Ces témoignages sont illustrés de croquis qui révèlent un étonnant don d’observation.

À la déclaration de guerre, il est mobilisé en Suède, comme adjoint de l’attaché naval français, puis il part pour les États-Unis, riche de toute son expérience, y compris celle de pilote d’avion.

Devenu, outre-Atlantique, un des plus incontestables spécialistes de la survie en milieu polaire, il terminera la guerre en Alaska, commandant d’une escadrille de recherches et de sauvetage des aviateurs perdus dans l’Arctique, et lui-même parachutiste.

Paul-Émile Victor est alors un combattant solitaire, très en marge des querelles qui agitent les Français divisés en plusieurs camps rivaux, si ce n’est ennemis. Il ressemble par plus d’un trait à son meilleur camarade, Saint-Exupéry : « Je me mets en colère chaque fois que je pense à Saint-Ex. Il avait mieux à faire que de se faire tuer. Pendant la guerre, lorsque je le lui disais, il me répondait : ”On ne peut engager les autres sans agir soi-même”... »

L’explorateur solitaire, auréolé de ses beaux états de service dans l’aviation américaine, revient en France. À quarante ans, on le verra à Briançon instructeur des troupes de montagnes, portant le brevet para sur sa tenue bleue.

L’appel de l’aventure lointaine emporte tout. Il propose au gouvernement un plan d’étude des régions arctiques et antarctiques. Ainsi naissent, dans l’immédiate après-guerre, les expéditions polaires françaises. L’entreprise réunira une joyeuse bande de jeunes savants, au Groenland comme en Terre Adélie. Chaque mission comporte une large part de risque et exige courage comme endurance.

Paul-Émile Victor est aussi devenu écrivain à succès, faisant découvrir en historien passionné les grands moments de la conquête des pôles, dont la plupart des étapes sont marquées par d’épouvantables tragédies.

Il se lance aussi dans le combat écologique, mais selon des critères souvent très différents d’autres défenseurs de la nature auxquels il reproche leur démagogie : « Il faut sauver notre civilisation industrielle, n’en déplaise aux désespérés, aux pessimistes, aux imbéciles, aux snobs, civilisation qui a libéré l’homme, lui apportant la première vraie révolution de son histoire, selon laquelle le travail n’est pas le but, mais le moyen. »

Après la glace, le soleil. Il réalise un autre de ses rêves de jeunesse en partant s’installer sur Motu Tané, « l’îlot de l’homme », dans l’archipel de Bora-Bora, où il va mener, à partir de 1977, l’existence d’une sorte de sage revenu de toutes les illusions d’un monde déboussolé.

Pourtant, cet homme, qui a tant partagé la vie des peuples primitifs du bout du monde, ne désespère pas de l’Europe :

« C’est d’Europe que sont partis les grands courants de la civilisation moderne, c’est d’Europe que doit partir le grand mouvement qui sauvera le monde. »

L’homme qui récoltait les poèmes eskimos et les illustrait de croquis au trait sûr, le spécialiste de toutes les techniques de la piste blanche, l’auteur de La Grande Faim ou de La Voie lactée nous laisse finalement, par-delà tant d’aventures, une leçon de sagesse. « Je pense que notre civilisation occidentale est la meilleure qui ait jamais été développée. Elle est la seule à offrir sa foi. » Et il ajoute  : « L’homme pour vivre a besoin de rêve. »

Lui, il aura réalisé le sien.

Jean Mabire.